Soulages XXIe siècle : une exposition remarquable au Musée des Beaux-Arts de Lyon

Le Musée des Beaux-Arts de Lyon consacre une exposition au maître de l’outrenoir, Pierre Soulages, sobrement baptisée « Soulages XXIe siècle ».

Le peintre « déteste les expositions », selon ses dires lors des allocutions de rigueur pour ce vernissage. Pourtant, jamais artiste contemporain français n’a fait l’objet d’autant d’expositions. Il est sans aucun doute le plus connu des peintres abstraits français dans le monde, et son nom est attaché à celui de l‘outrenoir, concept usé jusqu’à la corde, mais qui fit et continue à faire sa célébrité. Qu’on aime ou qu’on déteste ce « vieux renard » de peintre, son oeuvre fera date dans l’Histoire de l’art.

Je l’écris, j’aime l’oeuvre de Soulages plus que j’aime l’Homme, mais je n’escomptais pas voir une exposition consacrée au peintre dans ma chère ville de Lyon après le succès de l’exposition de 2009 au Centre Pompidou à Paris. J’ai découvert tardivement Soulages, lors d’une visite au musée d’Art moderne de Saint-Etienne dans le milieu des années 2000.

D’emblée, j’invite le lecteur à se rendre au musée des Beaux-arts tant je trouve que cette exposition est d’une qualité remarquable pour apprécier ou découvrir le travail de Pierre Soulages des deux dernières décennies.

Le Musée des Beaux-Arts a récemment acquis trois oeuvres de l’artiste désormais accrochées dans les salles dédiées au XXe siècle. Cette acquisition fait suite à la remarquable exposition de 2008-2009, Repartir à zéro consacrée à création artistique après la Seconde Guerre mondiale. Une salle consacrée à Soulages clôturait l’exposition. Le prétexte de l’achat a donc été saisi pour organiser, en partenariat avec la Villa Medici à Rome, une exposition « rétrospective » sur l’oeuvre récente de Pierre Soulages et les possibilités de l’outrenoir. Le Musée expose ainsi les toiles du Maître réalisées au XXIe siècle, la plus récente date d’août 2012, mais d’autres plus anciennes, permettent de restituer le travail du Peintre par rapport aux décennies précédentes.

L’accrochage commence par une salle « initiatique » où le visiteur pourra s’immerger et comprendre l’Outrenoir par une suite de sept toiles, et se déposséder de tout préjugé et considération personnelle pour observer avec un regard neuf des toiles très récentes. L’éclairage de cette salle, comme d’une partie de l’exposition a été faite par le peintre lui même. Soulages accorde une place primordiale à la Lumière, à la façon dont elle éclaire la matière picturale. C’est cela l’outrenoir, regarder l’oeuvre telle que la lumière la met en valeur.

Je suis d’accord avec Soulages lorsqu’il affirme que ‘L’oeuvre vit du regard qu’on lui porte », cette phrase est d’autant plus vrai que pour la peinture abstraite, le sens de l’oeuvre est laissé à l’appréciation personnelle de l’observateur. Un art où l’interprétation est laissée au visiteur, à condition de ne pas évacuer la matérialité de l’oeuvre (technique, support, structure,  agencement, couleur…).

En parcourant les salles de l’exposition, on s’aperçoit que l’oeuvre d’une Soulages est à la fois perpétuation et expérimentation dans la scansion géométrique et de la couleur noire que l’on retrouve sur chaque toile. Par exemple, l’unique série de toiles de Soulages accroché en salle 200, réalisé dans les années 1990 explore l’alternance des stries resserrées et précises, de profondeur variée et des surfaces lisses que la lumière aborde différemment.

En comparaison, le travail des années 2000 paraît plus libre, et s’affranchit en quelque sorte de la juxtaposition du relief et du lisse. Le jeu des rayures se fait plus lâche, plus épais, moins minutieux (voir notamment la Peinture 324x181cm, 31 juillet 2010). Le noir accorde un peu plus de place au blanc, au gris.     

Ces rythmes spatiaux scandent l’oeuvre de Soulages Car plus que de la lumière, Soulages est aussi le peintre de la surface, lisse, striée, où l’oeil parcourt tantôt l’impeccabilité d’une surface mâte, tantôt  la rugosité des stries. Les procédés de « fabrication » de rayures sont plus ou moins devinés par le visiteur : scotch et brosses. Ce jeu des surfaces euclidiennes ou les stries alternent avec les plages lisses permet alors une infinité de possibilités, explorées par l’artiste dans son travail.

Je suis fasciné chez Soulages par l’épure de ces toiles, souvent monochromes, où la simplicité du motif allié à la lumière rend le tout à la fois riche et pénétrant. La portée sémiophorique de l’outrenoir joue surtout sur l’interprétation qu’en fait le visiteur, puisqu’il porte son regard avec une sensibilité qui lui est propre.

L’exposition m’a confirmé dans une opinion toute personnelle : l’oeuvre de Soulages est l’expression artistique de la conception guattaro-deleuzienne de l’espace lisse, strié.  J’ai écrit un article sur ce concept géophilosophique qui me plaît tant. les stries incarnent l’espace balisé nommé, compartimenté, territorialisé, organisé selon l’alternance du concave et du convexe , où l’oeil est en quelque sorte guidé par une ligne de fuite, vers l’extérieur de la toile.

Le lisse, permet au contraire d’embrasser de façon insaisissable la surface totalement dépourvue d’obstacles au regard, et l’oeil vagabonde à son gré dans cet espace, tel le nomade dans la steppe.

Le noir se libère pour ainsi dire de tous ses significations sociales successives étudiées par Michel Pastoureau : la couleur enveloppante du deuil, de la mort, de la royauté, de l’ascèse religieuse. En peinture l’outrenoir prend la succession du noir connu de naguère, celui du chiaroscuro du Caravage, mais aussi des fonds sombres du Greco ou des noirs vêtements du Philippe IV de Velasquez. Soulages comme ses prédécesseurs font du noir la couleur du religieux, de l’insondable, de l’ineffable. L’outrenoir, ou l’ultranegris invite alors le visiteur a aller au-delà du simple travail matériel et questionner son propre rapport à l’art

L’exposition est accrochée au Musée des Beaux-Arts de Lyon jusqu’au 28 janvier 2013. Elle sera ensuite présentée à partir du 19 février à la sublime Villa Medici,  l’Académie de France à Rome, jusqu’au 19 mai 2013. Ce pourrait être un prétexte pour visiter cet écrin magnifique surplombant la Ville Eternelle.